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    Solidarité & vivre ensemble

    [Égalité Femmes-Hommes] Questions à Isabelle Collet, Enseignante-Chercheuse et autrice « des oubliées du numérique »

    Informaticienne de formation, Isabelle Collet est une scientifique reconnue pour ses recherches sur les inégalités Femmes-Hommes dans le numérique. Professeure de sciences de l’éducation à l’Université de Genève, elle a par exemple publié en 2019, un ouvrage remarqué intitulé Les oubliées du numérique. L’an dernier, elle a été nommée membre du Haut Conseil à l’Égalite (HCE) en raison justement de ses nombreux travaux de recherche et d’expertise. En ce mois de mars que nous consacrons à ce sujet, Paroles d’élus est allé à sa rencontre pour lui poser quelques questions…

     Paroles d’élus : Vous êtes très sollicitées en ce moment. Est-ce un phénomène ponctuel lié à la journée du 8 mars ou à une prise de conscience de fond ?

    Isabelle Collet : C’est sans doute un peu les deux. Jusqu’à 2015, mes travaux n’intéressaient absolument personne. Cela fait vingt ans que je travaille sur ce sujet et en gros, il y avait une certaine indifférence tant des milieux professionnels que du milieu de l’éducation sur le fait que la parité dans le numérique était loin d’être acquise.

    Mais depuis 2017, les choses ont commencé à bouger. « Metoo » a rendu visible aux yeux de tous, le fait queles femmes subissent des situations de discrimination et qu’il était temps que le monde s’en rende compte. Dès lors, l’écosystème du numérique a commencé à se préoccuper de cette absence de mixité et des difficultés à recruter. L’idée fait peu à peu son chemin et on admet un peu plus facilement aujourd’hui que les femmes sont un vivier qui n’a pas encore été adressé. Mi-février, nous avons eu par exemple en France les 1ères Assises de la Féminisation du Numérique.

    Paroles d’élus : De plus en plus d’associations sur le terrain travaillent à faire bouger les lignes. Est-ce que cette mobilisation commence à porter du fruit ?

    Isabelle Collet : Si l’on regarde les chiffres, soyons clair, les résultats ne sont pas encore visibles. En revanche, on remarque une nette évolution sur la prise de conscience. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, cette prédominance masculine n’est plus perçue comme une fatalité et surtout, on n’en rejette plus la faute sur les femmes. Et ça, c’est déjà un grand changement…

    Ces 4 derniers années, la société a pris conscience que ce secteur est particulièrement discriminant, qu’il n’est pas attractif pour les femmes et qu’elles ont de bonnes raisons de penser qu’elles ne s’y sentiront pas à leur place. Ce n’est pas les femmes qu’il faut changer mais bien les entreprises et les institutions.

    Paroles d’élus : C’est donc un processus très lent ?

    Isabelle Collet : Oui, entre cette prise de conscience et la mise en marche de mesures fortes, courageuses et qui font un peu la révolution, il faut visiblement un peu de temps. Mais malheureusement, cela s’explique surtout par le fait que les premières mesures prises ont eu un impact relativement faible. Dit autrement, il ne suffit pas de proclamer « Allez les filles ! Courage ! allez-y !  » pour que la situation change.

    Paroles d’élus : Montrer aux jeunes femmes des modèles féminins de réussites dans la Tech n’est pas suffisant ?

    Isabelle Collet : J’ai réalisé récemment une revue de la littérature scientifique sur le sujet. Aucune recherche n’a pu montrer que les rôles modèles seuls ont un impact. Pourquoi ? Parce que l’idée de modèle est intéressante et plausible si la personne mise en avant vous ressemble et si elle est suffisamment proche de vous pour que vous puissiez vous projeter dans ce même modèle. Il est difficile en effet de se dire ; « moi aussi j’aurai ce parcours », si ces personnes sont à des kilomètres de vous… En revanche, on constate que l’idée de modèle peut-être très utile pour les femmes qui sont déjà intéressées et ont l’intention de s’orienter vers le numérique. Dans ce cas, oui, ces témoignages peuvent être de vrais soutiens.

    Paroles d’élus : Le numérique est-il en lui-même porteur d’inégalités ?

    Isabelle Collet : Pour vous répondre, j’ai envie de prendre l’exemple de la marque à la pomme dont tous les équipements commencent par « I ». Le numérique c’est la « I Tech », la technologie du « je ». Les personnes qui développent, sont essentiellement des hommes blancs de milieux socioprofessionnels favorisés. Ils ont développé en priorité ce qui les intéresse. Et comme le milieu est beaucoup trop homogène, ils ont développé un numérique non inclusif. Cela peut, dans un sens, se comprendre. Une population aussi homogène peine à pouvoir représenter et créer un environnement sensible et pertinent.

    Paroles d’élus : Y a-t-il selon vous des solutions locales ? Quel rôle ont les élus locaux ?

    Isabelle Collet : Du côté de l’éducation nationale, les élus locaux ont très peu de marge de manœuvre. C’est une machine difficile à manipuler et très descendante. En revanche, pour les chambres de commerces et tout ce qui concerne la formation continue et professionnelle, les élus locaux ont la main. Si vous ouvrez une formation en informatique et que vous ne faites rien, vous n’allez avoir que des garçons. Par contre, ce n’est pas une fatalité. Si on lance une formation en annonçant très clairement dès le début, que cette dernière n’ouvrira pas s’il n’y a pas au moins 30% de femmes, on atteindra ce pourcentage.

    C’est pour cela que je dis qu’il faut prendre des mesures courageuses et c’est effectivement des élus locaux qui peuvent prendre ce genre de mesures pour être suffisamment incitatif. Je n’ai aucun problème avec les quotas par exemple car il faut être pragmatique. Ça ne coûte pas très cher et ça permet d’envoyer un signal fort en disant aux femmes : « vous ne serez pas isolées ».

    Paroles d’élus : L’idée que vous venez d’énoncer se concrétise-t-elle déjà ici ou là en France ?

    Isabelle Collet : Oui et ça fonctionne très bien… Il y a par exemple l’école 42. À son lancement, elle ne dépassait pas 5% de filles. De gros efforts ont été faits et aujourd’hui on s’approche de la parité. Cela a pu se faire parce qu’il y avait une vraie volonté. En région parisienne, il y a aussi une école informatique qui s’appelle Ada Tech school. Elle a osé dire qu’elle faisait de la pédagogie féministe. Devant le succès rencontré, elle a depuis ouvert une succursale à Nantes. Elle compte dans ces différentes promotions autour de 70% de femmes.

    Paroles d’élus : Constatez-vous davantage de femmes dans le numérique suite à une reconversion ?

    Isabelle Collet : Oui et principalement parce qu’il y a un mythe à déconstruire. Les entreprises du numérique n’ont pas besoin uniquement de programmeurs ou d’ingénieurs. Ils ne représentent dans les faits que 20% des métiers. Les personnes en reconversion, femmes et hommes, sont donc un énorme vivier pour les entreprises. Même si le numérique n’est pas le premier choix à cause des différentes raisons que nous avons évoquées, ce peut être un second choix très pertinent… J’ai en tête l’exemple d’une jeune femme que j’ai interviewée récemment. Elle avait fait une maitrise d’Anglais et n’avait jamais pu valoriser ses compétences dans un emploi stable. Et bien, elle s’est réorientée finalement comme analyste-programmeuse après avoir réalisé que l’informatique n’était finalement qu’un langage particulier basé sur l’anglais. C’était donc parfait.

    Paroles d’élus : Y-a-t-il des pays dans le monde dont nous pourrions nous inspirez ?

    Isabelle Collet : Très clairement, on est face à un problème occidental. Aux États-Unis et en Europe, nous avons des représentations des métiers de l’informatique fortement ancrées sur le fait que ce sont des métiers d’hommes. Si vous sortez de l’Occident et que vous allez en Afrique du Nord ou en Asie du Sud Est, vous ne trouverez pas les mêmes représentations.

    En Malaisie par exemple, une étude récente a montré que le numérique est un secteur recherché par les femmes. Entre modernité et tradition, elles occupent des métiers qui leur permettent de travailler depuis chez elles en s’occupant de leurs enfants ou éventuellement de leurs parents âgés. Ce n’est évidemment pas un argument que je souhaite mettre en avant mais cela démontre que le genre des métiers est une pure fabrication.