Dossiers de l’Ecran avec… Delphine Woussen et Michel Ladet
Dans ce nouvel épisode des Dossiers de l’écran, Paroles d’élus vous propose une interview croisée entre Delphine Woussen, directrice Villes & Territoires Intelligents chez Orange et Michel Ladet, vice-président de Sociovision. Près d’une heure d’échange autour des questions liées aux territoires intelligents, à l’innovation, à la démocratie locale et aux attentes des français.
Paroles d’élus : Pouvez-vous tout d’abord vous présenter l’un et l’autre ?
Michel Ladet : Je suis né en Périgord, pas très loin de la grotte de Lascaux. Cela signifie que j’ai un riche patrimoine derrière moi, et assez ancien. C’est d’ailleurs pour cette raison que, très vite, j’ai voulu m’intéresser au futur. J’ai consacré toute ma carrière à essayer d’anticiper l’avenir. Au début, j’étais un peu naïf : je me suis rendu compte que ce sont les gens qui façonnent le futur. Avec les années, je me suis de plus en plus intéressé aux gens.
Delphine Woussen : Je suis née à Roubaix, un territoire très urbain. Je suis ingénieure de formation et, jusqu’ici, j’ai fait toute ma carrière dans les télécoms et le numérique, en France et à l’international. Depuis quelques années, je me consacre au sujet des territoires intelligents, un sujet important pour Orange, car nous sommes un partenaire historique des collectivités locales. La France est championne d’Europe du très haut débit, et nous sommes impatients d’accompagner les collectivités dans ce processus de transformation.
Paroles d’élus : Nous allons maintenant regarder des archives du net sur les territoires intelligents. Je vous laisse regarder…
[transcription archives] Au début du XXIe siècle, les futurologues annonçaient un nouveau péril urbain : les mégalopoles s’étendaient et se densifiaient, les ressources énergétiques s’épuisaient, et il n’y avait plus de place pour se garer. Heureusement, face au chaos redouté, la technologie s’impose. Des mini-centrales individuelles autogèrent leur production d’électricité. Des algorithmes guident les pas des citadins. Et dans les salles de contrôle. Des ordinateurs s’apprêtent à remplacer les employés « trop humains ». L’urbanisme technologique nous promet des villes hyper rationnelles, 100 % durables et parfaitement sûres : des villes intelligentes.
Aujourd’hui, nous disposons de capteurs de bruit et de tableaux de bord du quotidien pour piloter la ville. La ville intelligente de demain sera technologiquement performante, avec des régulations qui rendront les flux fluides. Mais, du point de vue du citoyen, l’important est de bien vivre : il doit respirer de l’air pur, ne pas être dérangé par le bruit, se sentir en sécurité. La technologie doit être invisible. L’enjeu de demain est de permettre aux citoyens de vivre la ville différemment, en adaptant les usages à leurs besoins.
Paroles d’élus : Que vous évoque cette vidéo ?
Michel Ladet : J’ai un regard un peu plus critique sur la vidéo, non pas sur le discours des gens, mais sur l’introduction. Les images nous montrent autre chose : une sorte d’utopie technocratique, avec l’idée d’un projet Smart City qui allait piloter les gens, comme si la ville allait piloter les gens parce qu’ils ne seraient pas assez intelligents. Alors, la ville deviendrait intelligente à leur place. Je pense qu’au tout début, c’était un peu ce projet, d’ailleurs on citait des acteurs comme IBM, qui, à l’époque, disaient : « Nous allons enfin faire une ville plus rationnelle que quand elle est gérée par des humains. » Je pense que là, on a fait un gros chemin depuis. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de fabriquer des villes qui pilotent les humains, mais plutôt de donner aux humains, aux citoyens, des outils pour piloter leur ville.
Delphine Woussen : La première réaction serait de dire que nous avons progressé. Les concepts sont là, depuis le début : la co-construction, partir de l’usage, qui est un aspect essentiel qu’on retrouve tout au long de la vidéo, partager des bonnes pratiques, trouver des solutions réplicables d’une commune à l’autre. Tout ça, ce sont des concepts qu’on a depuis le départ.
En tant qu’industriel, j’ajouterais l’idée de penser les projets globalement, avec des blocs qui interagissent bien entre eux. Cela permet d’enrichir les projets au fil du temps, pour ne pas faire du « jetable ». Nous avons une sorte de concept d’urbanisme numérique, un terme qui m’est cher. De plus, penser ces projets par la data est essentiel : nous avons collectivement progressé, passant du concept à des projets beaucoup plus concrets.
Paroles d’élus : Contrainte budgétaire et sobriété ne sont-ils pas antinomiques avec toujours plus de nouveaux usages numériques ?
Delphine Woussen : Le numérique fait vraiment partie de la solution. Il peut apporter des solutions en termes d’économies de fonctionnement pour les collectivités, mais aussi des économies d’énergie. L’exemple classique, c’est la baisse des consommations énergétiques des bâtiments publics. Que ce soit pour un bâtiment donné ou pour un parc entier, grâce au numérique, on comprend mieux les consommations, on peut piloter à distance en fonction du taux d’occupation réel, et détecter des anomalies. Le numérique accompagne vraiment la transition énergétique et les activités des collectivités.
Le citoyen est au centre de ces projets de transformation des territoires. Vu du citoyen, ce sont des exemples concrets, comme la mesure de la qualité de l’air en temps réel, ou la détection d’îlots de chaleur pour apporter des îlots de fraîcheur. Tous ces éléments montrent que le numérique fait partie de la solution.
Michel Ladet : Un élément qui peut paraître anecdotique. Comme toute nouvelle technologie, un peu comme ChatGPT, il y a toujours une fascination au début pour l’effet « télécommande », cette baguette magique. Dans la vidéo, on voit quelqu’un fier de montrer qu’il peut télécommander son lampadaire à distance. Aujourd’hui, la pensée a évolué : il ne s’agit plus simplement de télécommander, mais de penser aux usages. Par exemple, pour la protection des femmes qui rentrent seules, l’éclairage s’allume tout seul. Le lampadaire est intelligent parce qu’il est protecteur. Parce qu’il est au service des usagers, et non parce qu’on peut le télécommander.
Paroles d’élus : L’expression « Smart City »a été progressivement remplacée par l’idée de “Territoires intelligents”. Que vous inspire cette transition ?
Delphine Woussen : Au départ, il y a une dizaine d’années, c’est à peu près à ce moment-là qu’est né le concept des Smart Cities. Nous étions très focalisés sur la ville et, petit à petit, on a ouvert cette notion à l’ensemble des territoires. On a effectivement basculé du terme « Smart City » à celui de « territoire intelligent ». On a démarré, finalement, par les métropoles et les grands EPCI, qui ont un peu montré la voie sur ces très grands projets de Smart City globaux et multidomaines. En parallèle, quelques agglomérations et EPCI très pointus sur le thème spécifique de la donnée ont aussi développé leurs projets de transformation autour de cette dernière. Ensuite, des plus petites villes ou communes ont développé des cas d’usage extrêmement spécifiques, que ce soit autour de la mobilité, de la sécurité, ou encore de l’énergie.
Paroles d’élus : Et vous Monsieur Ladet ?
Michel Ladet : Quand on évoque le mot « city », on pense surtout aux centres-villes. On imagine alors une ville très dense, où les gens utilisent des transports très urbains. Mais quand on parle de « territoire », il y a des centres et des périphéries. La moitié des Français vivent en périphérie. Ce sont ceux qui ne veulent pas se passer de voiture, et c’est une énorme partie de la population. Il y a aussi ceux qui vivent dans des déserts médicaux, mais ils ne sont pas nombreux.
Cette France de la périphérie est aujourd’hui au cœur des territoires et pensée dans le cadre des territoires intelligents, alors qu’elle était auparavant ignorée. C’est pour elle que le numérique apporte des solutions comme le covoiturage, qui prend tout son sens pour réduire l’usage de la voiture, même si elle ne peut pas être supprimée. Toute une série de fonctions liées à cette France périphérique est désormais pensée dans la logique des territoires, alors qu’elles étaient ignorées dans une logique de Smart City qui s’arrêtait, en gros, à la frontière du centre-ville.
Paroles d’élus : Si la question du « bon échelon territorial » s’est longtemps posée, s’agit-il finalement surtout de « dynamique » ?
Delphine Woussen : Un mouvement fort que l’on observe actuellement, c’est celui des régions, et aussi des départements. Dans la foulée du déploiement des RIP (réseaux d’initiative publique), ils se lancent réellement sur cette notion de catalogue de cas d’usage. Ils sont très actifs sur les mêmes thèmes. Mobilité, environnement, économie de fonctionnement, etc. Ce catalogue de cas d’usage est à la fois pour leurs propres besoins, en tant que département, mais aussi pour l’ensemble des villes et collectivités adhérentes à ces départements et syndicats. C’est un énorme progrès.
Michel Ladet : Le « territoire » est un terme flou techniquement, car il est adapté aux humains. C’est leur zone de confort, leur zone de confiance. Il y a autant de territoires qu’il y a de communautés humaines, de patrimoines, et de projets de futur. Passer de cette vision univoque de la métropole à celle de « territoire », c’est intégrer la diversité. C’est aussi aborder, indirectement, les notions d’inclusion entre différents territoires, qu’il faut inclure à un niveau régional. Et cela revient à intégrer de l’intelligence émotionnelle. Car dans le mot « intelligence » de la ville d’origine, dans Smart City, il y avait une sorte de pléonasme. La ville est faite pour optimiser ses ressources, pour remplir des fonctions. Et le « Smart » devait encore plus optimiser et automatiser cela.
« Territoire intelligent » évoque, quant à lui, une intelligence plus relationnelle, plus émotionnelle. Il ne faut pas oublier non plus une notion importante de territoire. Aujourd’hui, en France, il y a plus de 30 000 communes. Et plus de la moitié d’entre elles comptent moins de 500 habitants.