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    Solidarité & vivre ensemble

    CYBER-ATTAQUE, VIOLENCE, PROPAGANDE … QUAND LE NUMERIQUE MENACE NOTRE DEMOCRATIE

    Année après année, la place prégnante qu’occupe le numérique dans le quotidien même de notre démocratie nous interroge. Outil au service du débat et de l’échange d’idées pour les uns, il pousse aussi les collectivités ; comme nous avons pu le découvrir lors de la conférence sur la cybersécurité organisée durant l’ANCTour par Régions de France, l’Apvf, Villes de France et Orange, à se doter de tout un arsenal de protection pour faire face aux attaques notamment.

    L’actualité nous montre aussi malheureusement un autre aspect inquiétant du numérique. Les réseaux sociaux sont devenus en effet un espace quasi sans contrôle. Promotion de la violence, diffusion de contenus haineux, harcèlement et menaces envers les élus prennent un tournant inquiétant.

    En démissionnant, Yannick Morez, Maire de Saint-Brevin-les-Pins est ainsi devenu bien malgré lui, le symbole des attaques perpétuées contre des élus de la République. Si au niveau national cette décision a créé une prise de conscience générale débouchant sur un grand nombre de messages de soutien, elle n’a localement, nullement ramené le calme dans cette commune de 13 500 habitants. Le 9 juin dernier en effet, des individus sont venus perturber l’élection par le conseil municipal de sa remplaçante, Dorothée Pacaud. Loin d’être des cas isolés, ces opérations d’intimidations et de violences germent ici et là grâce à une mobilisation organisée sur les réseaux sociaux.

    Pour en savoir plus sur ce phénomène, Paroles d’élus est allé à la rencontre d’Achraf Ben Brahim. Diplômé de l’École de guerre économique et de Sciences Po, cet entrepreneur et consultant dans le secteur du numérique a acquis une connaissance fine des méthodes employées. En effet, pour son dernier livre, l’ancien ingénieur du ministère de l’Intérieur a mené une enquête fouillée à partir de plusieurs entretiens avec des leaders d’opinion et une approche pratique du phénomène.

     

    Paroles d’élus : Peut-on tout d’abord revenir sur vos travaux précédents ? Pourquoi s’être intéressé à ce domaine ?

    Achraf Ben Brahim : J’ai commencé à m’intéresser à la radicalité numérique tout simplement parce que comme utilisateur historique de twitter, j’ai observé comme d’autres, une très grosse dégradation de la qualité du débat. Il n’y a pas si longtemps, il était possible d’interpeler une personne pour faire part d’un point de vue différent et mettre en avant des arguments. C’était un espace que l’on pouvait qualifier « de débats ».

    Aujourd’hui, on arrive rapidement dans des noms d’oiseaux, du clash et des menaces. Ce glissement en profondeur m’a intrigué.

    Et la violence qui en découle se dirige aussi vers tous les élus, quelle que soit leur famille politique dès lors qu’ils ont le malheur de prendre position publiquement.

    Au tout début, je me suis intéressé aux mouvements terroristes. Ils étaient en effet très présents sur twitter, et n’hésitaient pas à utiliser ce réseau comme un outil de communication. Ils pouvaient interpeler des ministres, des élus et des autorités religieuses avec lesquelles ils étaient en désaccord. Rapidement, je me suis rendu compte que d’autres groupes, proche de l’extrême droite avaient intégré un mode opératoire très efficace. Ils sont par exemple capables de faire monter très rapidement des sujets dans le Top 8 des tendances Twitter.

    C’est pourquoi, je les désigne dans mon livre comme les grands gagnants de cette transformation digitale de la société.  Si je parle de « grand remplacement numérique », c’est qu’aujourd’hui, il est impossible, quelques soit la plateforme numérique, de Tiktok à Twitter en passant par YouTube, de naviguer sans être exposé à un contenu créé par l’extrême droite.

    Paroles d’élus : Pensez-vous que les méthodes de personnalités sulfureuses outre-Atlantique comme Steeve Bannon par exemple, intéressent certains courants politiques en France ?

    Achraf Ben Brahim : Clairement oui. On observe des similitudes. On peut même parler dans certains cas de filiation. Maintenant, en France, ces « aficionados » ne vont pas aussi loin. Aux États-Unis, Donald Trump est considéré littéralement par une partie de son électorat, notamment ceux que l’on désigne par le terme « QAnon », comme le nouveau Messie.

    En France, ils sont moins hollywoodiens. Pour autant, on constate un côté manichéen avec des sujets récurrents qui reviennent en boucle : immigration, déclin de la Nation, bataille culturelle contre le wokisme… Dit autrement, c’est pour le moment plus fins, mieux orchestré et moins trash qu’aux USA où la « frontière » avec les mouvances conspirationniste, adeptes des théories du complot, n’existe quasiment pas. De plus, outre atlantique, la violence physique n’est plus du tout contenu et débouche régulièrement sur des fusillades ou des règlements de compte.

    En France, les extrêmes se contente encore majoritairement pour le moment d’un militantisme numérique. Les influenceurs prennent ainsi très au sérieux le risque d’implication judiciaire qu’ils encourent.

    Paroles d’élus : N’est-ce pas justement qu’une question de temps ? A Saint-Brevin-les-Pins, la violence a quitté l’espace numérique pour devenir physique…

    Achraf Ben Brahim : Oui, en s’attaquant au domicile d’un élu de la République et à sa famille, on passe bien évidemment de la violence numérique pour celle de la vie réelle.

    C’est pour cela qu’il faut être très attentif aux évolutions en cours. Dans la conclusion de mon livre, je rappelle que la frange la plus radicale veut passer à l’acte. Ainsi l’an dernier, le ministère de l’intérieur a comptabilisé plus de 300 fichiers S parmi l’extrême droite et sur les 10 derniers attentats qui ont été déjoués, 8 étaient liés à directement à l’extrême droite.

    Le problème, c’est que la frange la plus radicale ne veut plus se contenter, comme cela a pu être le cas avant, de glisser un bulletin dans l’urne ou de faire du retweet. Parmi les personnes que j’ai pu interroger, il y a un néonazi particulièrement actif sur les réseaux.

    Il m’a clairement exprimé que le but n’est plus d’être dans le top 8 ou, pour reprendre son expression, de « défiler chez Hanouna ».

    Ce qui s’est passé à St Brevin, c’est en quelque sorte, un exemple de dénouement de la mobilisation numérique de l’extrême droite. Car avant cet incendie, il y a eu ce que l’on appelle des raids numériques. Il y a eu des intimidations et des appels à la mobilisation grâce aux réseaux sociaux. Pour les éléments les plus radicaux, la politique est perçue comme une voie de garage.

    Paroles d’élus : Par nature les réseaux sociaux ne donnent-ils pas la primeur aux contenus radicaux et clivants ? 

    Achraf Ben Brahim : Tout ce qui est clivant rapporte effectivement des vues, du buzz et des clics.  Par ailleurs, la radicalité est amplifiée sur les réseaux sociaux. Et problème, lorsqu’on demande à Twitter pourquoi ses algorithmes valorisent les contenus radicaux, Twitter n’est pas capable de répondre.

    S’ajoute à cela des problématiques liées à la personnalisation. Si vous regardez un contenu produit par un compte radical, on vous propose directement derrière d’autres contenus similaires. Or, comme aujourd’hui, les comptes nauséabonds sont nombreux et publient massivement, il y aura toujours de nouveaux contenus à valoriser. Il n’y a pas de place à la nuance, l’algorithme vous enferme littéralement.

    Paroles d’élus : Comment les extrêmes font-ils pour imposer leurs idées ?

    Achraf Ben Brahim : Le mécanisme est simple et très efficace. Dès qu’un leader d’opinion a repéré un fait divers susceptible de créer l’indignation, comme par exemple avec le meurtre de Lola, il va lancer un hashtag spécifique.

    Parallèlement, il donne consigne à ses troupes, le plus souvent sur des groupes Telegram ou WhatsApp de faire monter le sujet. En quelques minutes, toute une armée de ce que j’appelle des « colleurs d’affiches numériques », va twitter de façon compulsive et se relayer pour faire monter le sujet.

    Mais une fois que le sujet est en top 8, c’est un autre biais du fonctionnement de notre société qui s’active. Twitter est en effet la plateforme par excellence où se rencontrent journalistes, experts en tout genre, observateurs et chroniqueurs. Ces derniers, toujours à la recherche d’actualités, vont donner de l’écho au sujet en question.

    Ces tendances sont devenues malheureusement ces dernières années le rédacteur en chef général. La conséquence ne se fait pas attendre, le sujet ainsi valorisé est repris dans les médias mainstream. Et pour que la boucle soit bouclée, on interroge les élus, et leurs conseillers les poussent à réagir.  Il faut avoir conscience que 200 militants avec plusieurs comptes et bien coordonnées peuvent suffire à imposer un sujet dans les chaines en continue.

    Paroles d’élus : Ces extrêmes ont donc la certitude de pouvoir s’imposer idéologiquement ?

    Achraf Ben Brahim : C’est paradoxalement plutôt l’inverse. Plusieurs d’entre eux m’ont exprimé très clairement qu’ils n’avaient aucun espoir. Pour eux, il est clair, malgré leurs nombres de vues importantes, cette valorisation importante de leur contenu ne leur permettra pas de prendre le lead. Pourquoi ? tout simplement parce qu’ils ont bien conscience qu’aujourd’hui le vrai produit de consommation de masse des médias, c’est le cinéma, Netflix et la télévision. Or, dans ces types de formats, ils ne sont pas présents.

    Paroles d’élus : Quel contre discours ? que faut-il faire ? 

    Achraf Ben Brahim : Je dois malheureusement avouer ne pas avoir de réponse. Créer un contre discours n’est pas simple. Si une personne est convaincue que son pays est en déclin, un contre discours sur les réseaux sociaux ne changera rien. Et la polémique sur le fond Marianne ne va pas arranger les choses… À la base, les réseaux sociaux sont un moyen d’expression et non une finalité. Aujourd’hui, c’est l’inverse. On recherche avant tout la viralité. Pour retrouver le luxe de pouvoir débattre s’en s’insulter, il faut sortir des réseaux sociaux et se parler en face à face.

    Paroles d’élus : Avec la monétisation des vues, y a-t-il aussi pour les extrêmes un enjeu mercantile ?

    Achraf Ben Brahim :  Oui, on peut dire qu’il y a un business model de l’extrême droite.  Avec le développement des influenceurs, certains militants historiques et authentiques se sont orientés vers la création de contenus par opportunisme avec l’idée d’en tirer des revenus. L’ancien président du FNJ, Julien Rochedy, par exemple, ne fait plus aujourd’hui de politique mais propose du coaching et des vidéos payantes.

    D’autres ont créé des communautés. Daniel Conversano par exemple propose par exemple une plateforme payante où il est possible de prendre des cours de russe pour s’expatrier en Europe de l’Est. Il propose aussi un réseau professionnel et des plateformes de rencontres entre blancs.

    Un autre exemple de la dimension mercantile de ce phénomène est le recours pour se financer aux cryptomonnaies. Cela a permis de contourner l’impossibilité d’utiliser des plateformes de crowdfunding.

     

    Pour en savoir plus sur le dernier ouvrage de Achraf Ben Brahim, c’est par ici !