[RÉGIONS DE FRANCE] Jean Coldefy : “Sur la mobilité, gare aux croyances et aux idéologies ! ”
Top départ ce mercredi matin du 20ème Congrès des Régions de France. La Région Grand Est a en effet le plaisir d’accueillir à Strasbourg ces 25 & 26 septembre, élus, experts et partenaires de nos collectivités. Et ce sont ces derniers justement qui ouvrent les premiers temps forts avec les “débats des partenaires”. Focus sur l’un d’entre eux. Organisé conjointement par Orange, La Poste et Transdev, le débat “Évolutions des mobilités et de la logistique : les données au service d’un territoire résilient et durable” a convié Jean Coldefy.
bio express : Jean Coldefy est ingénieur spécialiste des questions de mobilités. Il préside le conseil scientifique de France Mobilités, entité du ministère des Transports. En tant qu’expert indépendant, il conseille le Président de Transdev, Transdev qui co-organise notre table ronde.
Paroles d’élus : D’où vient votre intérêt pour les problématiques de mobilité et des données ?
Jean Coldefy : J’ai commencé par travailler dans le secteur privé, sur des projets d’infrastructures, notamment dans le domaine des transports urbains et interurbains. J’ai ensuite évolué dans le secteur du numérique, en France et à l’étranger, toujours dans le domaine des transports. À la base, je suis un homme de projet et de réalisation.
Quand je suis devenu responsable adjoint du service mobilité urbaine de la Métropole de Lyon, j’ai commencé à vraiment analyser la demande de mobilité. J’ai réalisé à quel point cette demande était mal comprise. Ce qui est frappant, c’est que lorsqu’on dispose de données peu précises et fragiles, ce sont les opinions, voire les idéologies, qui prennent le dessus. On fait des enquêtes tous les 10 ans à des échelles peu fines, et cela reste insuffisant.
C’est donc pour cette raison que j’ai consacré beaucoup d’efforts à chercher de nouvelles sources de données et à mener des évaluations en m’appuyant sur des laboratoires publics de recherche. Ce travail, que je poursuis depuis 20 ans, m’aide à affiner ma pratique et mon expertise. Parallèlement, j’ai aussi été élu local pendant 13 ans dans une commune de la périphérie lyonnaise, au niveau communal et intercommunal. En somme, je me définirais comme un ingénieur terrain qui essaie de créer des ponts entre la recherche, la décision politique, et l’opérationnel.
Paroles d’élus : Il y a quelques mois, vous avez publié une étude intitulée “La France Habitée ». Quelle est la particularité de votre approche ?
Jean Coldefy : Cette étude est née d’une rencontre fortuite avec le géographe Jacques Lévy. Nous avons échangé longuement sur nos analyses respectives et avons décidé de collaborer. Notre constat était le même : si on sait peu ou prou où les gens résident et travaillent, on ignore tout ou presque sur leurs déplacements.
Il existe bien évidemment déjà des études mais elles sont peu utilisables. L ’enquête de l’Insee sur les déplacements par exemple propose un maillage très large sans beaucoup de détail comme par exemple les rythmes journaliers. De même, les enquêtes de mobilité donnent souvent, sur des échantillons restreints, des informations à des échelles très larges, supra communales.
Jacques s’intéressait à l’occupation des territoires, tandis que moi, je cherchais à mieux comprendre les flux de mobilité. Nous avons eu l’idée d’utiliser les données des réseaux de téléphonie mobile, car elles sont massives et représentatives de la population. Cela nous a permis de distinguer deux aspects essentiels : où les gens résident et où ils passent effectivement leur temps.
Dit autrement, il ne s’agit pas seulement de savoir où les gens dorment, mais de comprendre où ils se trouvent tout au long de la journée. En travaillant sur les 50 000 zones IRIS en France, nous avons pu mesurer précisément ces mouvements. En tenant compte des flux de personnes qui y transitent, cela change complètement notre perception de l’occupation des territoires.
Paroles d’élus : Ces dynamiques évoluent-elles au fil du temps, ou bien sont-elles plutôt stables ?
Jean Coldefy : Elles évoluent, bien sûr. Là où un français parcourait en moyenne 4 km par jour il y a 100 ans, il en parcourt aujourd’hui 40. La métropolisation, c’est-à-dire la concentration des populations et des richesses dans les grandes villes, est un phénomène connu, mais ce qui est nouveau, c’est notre capacité à le quantifier de manière précise. Nous pouvons également observer les rythmes d’occupation des territoires. Par exemple, certaines zones sont très animées en journée les jours de semaine, mais désertes le soir et le week-end. D’autres, au contraire, sont principalement occupées la nuit. Les dynamiques touristiques se manifestent aussi très clairement dans les données, ce qui nous permet de comprendre plus finement comment un territoire fonctionne.
Paroles d’élus : Cette étude pourrait-elle déboucher sur un outil pratique pour les collectivités ?
Jean Coldefy : C’est de la recherche appliquée, très loin d’un simple exercice théorique. Nous travaillons avec des données massives et représentatives, et cela nous permet de fournir des analyses utiles aux décideurs locaux. Par exemple, en mesurant précisément les flux entre les territoires, nous pouvons orienter les choix d’infrastructures. Cela va bien au-delà de la simple gestion des déplacements entre deux points, c’est une compréhension globale de la manière dont les territoires fonctionnent.
Paroles d’élus : Vous avez mentionné plus tôt que les décisions en matière d’infrastructures étaient souvent guidées par des croyances plutôt que par des données fiables. On peut lire ici ou là que baisser de 6 % le nombre d’usagers sur une route peut suffir à fluidifier le trafic. Est-ce aussi simple que cela ?
Jean Coldefy : Parfois, il suffit effectivement de réduire de 5 à 10 % le trafic sur une infrastructure saturée pour améliorer la fluidité. Mais cela dépend du contexte. Sur des axes moins congestionnés, cette réduction peut éviter la construction de nouvelles infrastructures. En revanche, sur des routes comme le périphérique parisien, une baisse de 5 % ne suffira pas à résoudre les problèmes de congestion. Il faut donc être prudent avec les généralisations. Les croyances et les idéologies peuvent fausser le débat, surtout si elles ne sont pas basées sur des données solides.
Paroles d’élus : Vous êtes intervenus ce matin à Strasbourg lors d’un débat des partenaires sur la mobilité. Quel message avez-vous souhaité transmettre ?
Jean Coldefy : Le message principal est que la mobilité ne se résume pas à des flux de personnes. Il est essentiel de comprendre comment les territoires fonctionnent dans leur globalité, et cela, à différents moments de la journée et de l’année. Grâce aux données que nous utilisons, nous sommes capables de mesurer régulièrement ces dynamiques, de comprendre les flux touristiques ou les mouvements de populations au-delà des résidents locaux. Cela permet d’adapter les politiques publiques de manière plus efficace et de prendre des décisions éclairées.
L’idée est de bien comprendre la demande afin de déployer les bons modes de transport. Parfois, il y a un manque d’offre, et parfois, l’offre est mal adaptée. Les données permettent une meilleure compréhension du territoire et donc un ajustement plus fin de l’offre en fonction de la demande.
Paroles d’élus : Comment améliorer la connaissance dans le domaine de la mobilité ?
Jean Coldefy : Pour bien comprendre la mobilité, il faut une approche pluridisciplinaire qui inclut la géographie, l’économie, le marketing, la sociologie. Les données fiables et massives sont essentielles pour cela, car elles permettent de réunir des chercheurs de divers horizons. Des initiatives comme « France Mobilité » ou d’autres projets collaboratifs en cours vont dans cette direction. Mais pour continuer à améliorer la connaissance dans le domaine de la mobilité, il faudra croiser les données issues de nos mobiles avec d’autres données venant d’autres sources.
Aujourd’hui, on se focalise beaucoup sur la connaissance des comportements des individus, mais on néglige la structure des territoires : où se trouvent les emplois, les habitations, le niveau de revenu, etc. Tout cela influence fortement les comportements de mobilité. On ne peut pas se contenter d’analyser les comportements sans tenir compte des contraintes géographiques et sociales.